C’est grace a la fonction narratrice de 1’esprit humain, a notre capacite a mettre
en r6cit, que nous arrivons a imposer un sens au monde que nous habitons.
L’etat actuel des recherches sociohistoriques et religio-politiques permet
de reconstituer une esquisse d’un des grands r6cits interpr6tatifs v6hiculant la weltanschauung de I’tglise naissante. Depuis les marges de
1’empire, le recit chr6tien entrait en comp6tition directe avec un autre recit
v6hiculant une vision du monde diam6tralement oppos6e a celle de 1’empire
du moment. En effet, la plupart des constituants du recit chr6tien pr6sentent
en quelque sorte une image invers6e des 616ments tires de la propagande imp6riale.
Les Romains avaient un roi, un soter, fils de dieu et meme dieu luim~
me, qui, apr~s un siecle de guerre, apportait la bonne nouvelle de la
paix et de la securite. Le roi romain s’6tait couvert de gloire au moment ou
il avait assujetti a lui et;~ Rome la terre entiere. Apr~s Actium, Auguste et ses
successeurs n’avaient gu~re besoin de mesures coercitives pour exiger une
soumission aveugle des vaincus, des lors metamorphoses en 6tats clients rivalisant
les uns avec les autres pour s’attirer la faveur des Romains.
Les chr6tiens avaient eux aussi un roi envoy6 du ciel pour sauver 1’humanité
a un moment ou elle sombrait dans les affres du p6ch6. Plutot que
de se chercher une gloire, le roi chr6tien s’en 6tait d6pouiII6, prenant la
condition d’un esclave, 6levant ainsi ses fr~res et sceurs les plus humbles a une
dignit6 de filles et de fils adoptifs du pere c6leste. Le roi chr6tien renoncait
curieusement au pouvoir et:l la domination. Rome regardait vers Actium, les
chr6tiens vers le Calvaire.
La justice et la gloire romaines avaient ete acquises par le glaive. Lors de
la conqu~te, la clémence romaine 6tait synonyme de cruaut6, d’esclavage,
sinon d’an6antissement. Les vainqueurs imposaient un systeme d’exploitation
du plus faible par le plus fort. Les chr6tiens, par contraste, invitaient le
plus fort a se mettre au service du plus faible. Justice et mis6licorde n’avaient
pour eux qu’un seul et meme sens et la gloire dont ils parlaient n’6tait pas
d’origine humaine. Ces pacifistes se d6fendaient avec rien de plus que la cuirasse
de la foi et de 1’amour, et le casque de 1’esp6rance du salut.
La ou Rome 6tablissait des societes pyramidales et élevait des barri~res
entre ses membres a 1’aide des criteres de nationalit6, de sexe et de rang socio-
6conomique, les chr6tiens imaginaient un monde ou il n’y aurait ni Juif ni
Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. Les princes romains
et leurs vassaux n’y comprenaient rien. La preuve en est qu’ils crucifierent
le vrai seigneur de gloire et continuerent de pers6cuter les fr~res et soeurs
du crucifi6. Imitant son maitre, I’tglise du Christ 6tait en train de creer une
societe a l’int6rieur de la grande nation romaine. Plut6t que de rendre violence
pour violence, elle cherchait a vaincre le mal par le bien.
Rm 13,1-7 doit se lire sur la toile de fond de 1’histoire de Rome a la p6-
riode du principat. Des que 1’on prend ces donn6es historiques au s6rieux,
il devient clair que Rm 13,1-7 ne peut plus se lire au pied de la lettre. L’ex6-
gete qui d6tecte une intention ironique sous-jacent au sens obvie de Rm 13,
1-7, reconnait la paternite paulinienne de la p6ricope tout en d6passant le
sens obvie du passage en faveur d’un sens ironique. Une lecture ad6quate de la lettre aux Romains, et plus largement de 1’ensemble du corpus paulinien,
suppose que 1’on tienne compte des deux mises en intrigue antith6-
tiques de dieu et de 1’empire implicitement pr6sentes dans ces textes.
A la surface de Rm 13,1-7, on trouve un message tir6 de la propagande
romaine selon lequel N6ron, et Auguste avant lui, etaient les v6ritables
responsables de l’ordre social. C’est eux qui 6tablissaient la magistrature et
indirectement eux qui r6compensaient les bienfaiteurs et punissaient les
malfaiteurs. Une seule verite imp6riale passait avant toutes les autres : les peuples
vaincus devaient continuer a payer le tribut a Rome. Apres tout, ces taxes,
disait Cic6ron, 6taient necessaires pour payer les legions qui les prot6geaient
(ad QF. 1.1.34 tel que cite dans Brunt 1997) !
Le cote ridicule de cette propagande apparait aussit6t que les destinataires
de Paul reconnaissent un autre 6vangile que celui de 1’empereur, celui
d’un autre roi que l’imperator. Le titre d’un article de D. Georgi le dit bien :
« God Turned Upside Down », « Un dieu a 1’envers ». En bousculant les barrières
de race, de sexe, et meme de religion, la pratique de la fraternite
chretienne faisait s’6crouler toute la pyramide sociale construite par les Romains.
Quant aux signes de la presence d’ironie identifiee par Booth, on les
trouve presque tous dans la correspondance paulinienne. Un grand nombre
de lecteurs (y compris les exégètes contemporains) rejettent le sens trouv6
en surface du texte pour des raisons qui ressemblent;i une liste de signaux
de la presence d’ironie present6e par W. Booth.
Ces lecteurs repoussent d’abord le sens obvie du texte en raison de la situation
historique ou ils se trouvent au moment de la lecture du texte. Le
texte entre en contradiction avec ce que I’histoire revele par ailleurs : Rome
n’6tait pas une societe qui r6compensaient les bienfaiteurs et punissaient les
malfaiteurs en prenant pour bareme une loi divine. Ils crucifierentJesus, punirent
Paul et persecuterent les chr6tiens.
Cette p6ricope entre 6galement en 6vidente contradiction avec des
points de vue que Paul avait explicitement exprim6s ailleurs. Il parle partout
avec m6pris desjuges paiens, des princes de ce monde, etc. 11 place Jesus en
comp6tition directe avec le princelbs, et parle même d’un devoir chrétien de
ne pas se soumettre a l’injustice par r6volte contre la verite divine.
Cette section par6n6tique de la lettre comporte 6galement des styles
discordants. La transition heurtee du chapitre 12 au chapitre 13, le changement
de ton et de contenu aux versets 1-7 sont des elements qui ont toujours
choqu6 les lecteurs de la lettre depuis I’Antiquit,6 et qui ont pu amener les
copistes a modifier insensiblement le texte.
Bien que l’ironie ne soit jamais a ranger parmi les certitudes, je crois
n6anmoins que Rm 13,1-7 se pr~te bien a une telle lecture.